LA DURETÉ SÈCHE DE LA PIERRE

Han Kang, Ces soirs rangés dans mon tiroir, poèmes trad. du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Paris, Grasset, 2025.

 

Animés par un idéal minéral de concentration qui interdit les épanchements, les poèmes du premier recueil de Han Kang traduit en français ont souvent, pour reprendre un vers ayant valeur d’emblème, « la dureté sèche de la pierre qu’aucune lame ne peut entamer. » Cet impératif ascétique, qui n’est pas sans rappeler la plongée maniaque de la végétarienne vers une pureté osseuse dans le roman éponyme de Kang, marque ici, à mon sens, la clé de ses accomplissements comme de ses limites. Quand elle s’astreint à une réduction excessive du souffle, il arrive que les poèmes de Kang manquent singulièrement de résonance, comme s’ils rendaient un son mat où même les évocations de souffrance, de deuil, de joie, ou que sais-je, semblent dépouillées de cette qualité vibratoire nécessaire pour qu’on puisse les faire siennes :

Un soir
Tard, je
Regardais la fumée monter
De mon bol de riz blanc.
Je compris
Que quelque chose s’en allait à jamais.
Aujourd’hui encore
Des choses disparaissent à jamais.

J’ai faim besoins de manger.

De manger mon riz blanc.

     Certes… mais encore ? On peut remonter du grain de riz – ou de toute chose - à l’infini, mais il faudrait que les volutes de vapeur mènent à plus que cette injonction finale, rabattue sur l’évidence, comme si Kang s’y rappelait de ne pas céder aux rêveries sur l’évanescence.

     Lorsque la « dureté sèche de la pierre » cesse toutefois de contraindre la voix pour la soumettre à un tout autre magnétisme, celui où les vers, extrêmement nets, sont sculptés à même un autre monde dont ils gardent mémoire bien que rien n’en assure l’existence, Kang s’aventure dans un royaume de perplexités autrement plus fécondes. Ainsi d’Un caillou bleu, poème qui me hante. Kang y tombe en rêve sur un ruisseau où repose le caillou susmentionné, « plus serein que les autres [blancs] car bleuté ». Elle ne peut résister à l’envie de le ramasser, mais doit, pour ce faire, renoncer à l’état de morte « légère comme une plume » pour souffrir de « devoir revivre » - et se réveiller par la même occasion :

                        Ce caillou bleu aperçu il y a dix ans dans un rêve
                                                
A-t-il été ramassé entre-temps ?
                        S’est-il échappé
                        Est-il perdu à jamais
                        Est-il cette ombre bleutée
                    Qui s’est immiscée dans mon demi-sommeil au petit matin 

Ce caillou bleu
                        Aperçu il y a dix ans dans un rêve 

Sera-t-il encore là
                        Pareil à un œil impassible
                        Si je retourne voir le fond
                        De ce ruisseau scintillant 

     Qui sait ce qu’il advient de nos rêves lorsque nous les laissons derrière nous ? Pouvons-nous vraiment accepter que les intensités folles auxquelles ils nous ont initiés soient perdues sans retour ? Ailleurs, Kang se pose cette question : « Si je lançais / De la lumière // Rebondirait-elle / Comme une balle ? » Parfois, oui, cela arrive ici, lorsque le poème s’y oppose par sa solidité un peu muette. Mais lorsqu’il prend les airs d’un « demi-sommeil » ouvert aux quatre vents de la spéculation rêveuse, cette lumière lancée flotte et persiste aussi longtemps que le caillou de l’âme déposé au fond du ruisseau scintillant qu’est la vie.  

 

Jean-François Bourgeault est essayiste et professeur de littérature au cégep. Il a notamment publié Feux follets (Nota Bene). Il dirige la collection Miniatures chez Nota Bene.