À LA SOURCE

 Charles Sagalane, Du premier au dernier jour, Gatineau, La Peuplade, 2024

 

Venue sans doute avec l’ère moderne, la question de l’utilité de la poésie hante sa pratique. Elle ne se posait pas quand toute parole, orale ou écrite, était chant, doté d’une fonction. Et, partant, littérature. Au-delà des cultures dont elles sont issues, les traditions littéraires sont des viviers qui continuent de nourrir le présent, « le vierge, le vivace, le bel aujourd’hui », chantait Mallarmé.

     Charles Sagalane, le passeur – de livres, de cultures, de paysages : voir ses ouvrages précédents –, se promène d’un vivier à l’autre pour faire résonner des poèmes-échos qui infléchissent le motif initial les ayant inspirés. Le petit livre qui en résulte, Du premier au dernier jour, est traversé de l’élan primordial d’une Genèse, comme son titre le suggère. Après quoi s’ouvrent de multiples chemins. « Ézéchiel », « Tobit », « Qohélet », mais aussi « Lakota », « Katha Upanishad », « Rûmi » ou « Kuekuatsheu » : le titre qui coiffe chaque poème indique une voie où le dialogue laissera ses traces. Au lecteur ensuite de moduler le poème nouveau à partir de ses réminiscences du texte premier. Ainsi, quiconque a fréquenté le « Cantique des Cantiques », à l’érotisme très concret, reconnaîtra son ombre portée dans les vers du « Cantique » de Sagalane : « buvez mon cœur éveillé, ouvrez-moi / couverte de rosée dedans // je frémis ».

       Les livres de la Bible sont le plus souvent mis à contribution, ce qui facilitera la reconnaissance pour certains, celle-ci n’opérant pas moins dans l’ignorance des traditions autochtones, latines, nordiques ou orientales à leur tour sollicitées – comme si la source continuait de jaillir et que nul poème n’était donné une fois pour toutes.

     La mémoire et les sens sont sous le charme au point de ne déceler qu’à la relecture l’ordre apollonien qui structure le livre : tous poèmes brefs de deux strophes; la première formée de deux vers, l’un long, l’autre légèrement plus court, suivis du rejet d’un ou deux mots dans la seconde strophe; sept jours réunissant chacun sept poèmes, chaque jour se refermant sur un vers résultant de l’addition des sept rejets.

       Le monde est construit, disent les poèmes. Admirons son œuvre. Du coup, chacun des jours semble dessiner un motif. Le premier est naissance, pure joie. Le deuxième : bruit de la terre, rupture. Le troisième : danse, son, rythmes, savoir qui fuit. Le quatrième : mouvement, départ, métamorphose. Le cinquième : brûlure, feu, lumière – c’est d’ailleurs à ce moment qu’apparaît le geste d’écrire. Le sixième jour est royauté, domination, élection. Le septième : mystère. Alors le moi se met en route.

     À chacun, privilège de la lecture, d’y déchiffrer ses propres motifs. Cependant, Charles Sagalane va plus loin en invitant le lecteur à participer au poème, en accomplissant une manière de rite au début de chacun des jours. On sacrifie la reliure d’un livre pour en faire un cercle, on déchire une page, on la porte sous son vêtement, on écrit un vers sur sa peau, etc. Cette série d’injonctions ponctuant le livre est la moins convaincante. Comme si on était ramené de force dans l’atelier de l’expression de soi, alors qu’on courait les grands espaces de traditions jouissives et fécondes. Le moi doit aussi savoir disparaître pour vivre le poème.

Marie-Andrée Lamontagne est écrivain et journaliste. Elle a publié des romans, de la poésie, des récits et des essais. Derniers titres parus: Anne Hébert, Vivre pour écrire (biographie, Boréal, 2019), En Laurentie (roman, Leméac, 2024).